mardi 23 mars 2021

Cinquante ans après le centenaire : Arsène Lehoux et Valentine Trevet, une histoire retrouvée

Famille Lehoux : Arsène (1871-1971), Madeleine (1898-1985), Robert (1900-1970), Suzanne (1907-1983) et Valentine (1877-1949)

Mardi 23 mars 1971, Châlons-sur-Marne. Un très vieil homme à l'esprit vif, à la voix chantante et au caractère bien trempé s'apprête à passer le cap du siècle entouré de ses filles, de ses petits-enfants et de ses innombrables arrière-petits-enfants qui forment une troupe joyeuse et bruyante. C'est la dernière fois, pour bien longtemps, que toute la famille se réunit auprès d'Arsène Lehoux, le doyen tourangeau de Châlons, celui qui survécut à un siècle de péripéties et de tracas, qui revint de l'enfer de Verdun, qui fut tour à tour lieutenant des pompiers et viticulteur de renom. Il connut l'euphorie de la fortune et le désarroi de la ruine, la notoriété et l'exil, et sûrement tout ce qu'un siècle d'existence, au tournant de deux siècles et aux confluences tourmentées des époques, peut réserver à ceux qui le traverse. Arsène est très entouré au moment de son centième anniversaire. Mon père, son arrière-petit-fils, qui n'avait que six ans, se souvient vaguement de tout ce monde qu'il y avait dans la salle des fêtes, de l'immense pièce montée. Et vint enfin le moment de la photo, celle qui immortalisa Arsène et ses descendants, répartis en trois branches : Madeleine et Suzanne, les deux soeurs, avaient épousé deux frères Thelliez, d'où la majorité de la descendance, trois enfants pour Madeleine, huit pour Suzanne. Robert avait eu un fils, Jacques, mon grand-père paternel. Cette image que je viens de vous conter est, dans les grandes lignes, ce qui a été retenu de l'histoire de la famille Lehoux et des familles qui lui sont liées. Elle est charmante, elle est belle, les journaux sépia l'ont immortalisée, et une douce nostalgie anime les souvenirs de ceux qui connurent le centenaire. Cette image est un beau souvenir, qui par chance anime encore les discussions de la plupart des descendants de la famille Lehoux. Pour autant, Arsène, lui, se trouvait bien loin de son époque. Que ressentait-il ? De la fierté, sûrement, la joie de connaître ses descendants, indéniablement. De la tristesse peut-être aussi, ou de la nostalgie. Sa femme Valentine l'avait quitté vingt-deux ans auparavant, en 1949, son fils Robert était mort quelque mois plus tôt. Sa mère qui l'accompagna si longtemps, sa soeur Angèle partie si jeune, les vignes, l'Anjou, la Touraine, ses grands-parents maternels, le Paris du XIXe siècle et ses aventures de jeune pompier, tout cela manquait sûrement à Arsène. Mais c'était un homme joyeux, qui du haut de ses cent ans continuait à chanter des refrains du siècle précédent - avec un souffle remarquable -, chants démodés qu'il préférait, avait-il assuré à un journaliste qui l'interviewa quelques années plus tôt, à la musique yéyé. Arsène n'avait pas perdu le sens de l'humour, il gardait les idées claires, et comme s'en rappelle son arrière-petite-fille Claudine, à quatre-vingt-seize ans, il montait encore des côtes avec sa bicyclette, qu'il surnommait d'ailleurs sa "petite reine" ! Peut-être était-ce là le secret de son exceptionnelle longévité : le divertissement, la vivacité d'esprit. Arsène n'avait jamais bu, bien que viticulteur, ni fumé, mais victime du gaz moutarde pendant la guerre, les médecins ne lui prévoyaient pas une grande espérance de vie. Et pourtant, Arsène survécut. Il contredit la science. C'est aussi, sûrement, ce qui l'éleva au rang de légende familiale. Ma cousine Aurore me disait l'autre jour qu'elle se souvenait du portrait de cet aïeul qui trônait chez ses grands-parents, de ses nombreuses médailles. Un peu comme si l'image du centenaire tant de fois médaillé avait été divinisée. Bien-sûr, nous sommes tous, parmi ses descendants, extrêmement fiers de le compter parmi nos ancêtres, tout le monde semble connaître Arsène Lehoux. Il nous est familier. Il est aussi celui dont je tiens mon nom de famille. Son courage et ses qualités sont admirables, et son souvenir mérite d'être transmis. Pourtant, que sait-on réellement d'Arsène, en dehors, si je puis dire, de sa biographie ?

Valentine Trevet et ses parents à Bellevue en 1894
On ne peut comprendre l'histoire de la famille Lehoux sans connaître la famille Trevet, et Arsène n'aurait pas été Arsène Lehoux sans son épouse, Valentine Trevet, de six ans sa cadette. Originaire de Haute-Normandie, les Trevet représentent à première vue ce que l'on peut imaginer de la fin du XIXe siècle, du moins dans ma perception personnelle. Le père de Valentine, Alfred, n'était pas issu d'une famille bien riche. Son propre père était tanneur et finit directeur de filature, nombre de ses ancêtres étaient tisserands, sa mère descendait de la famille Troche, marchands bonnetiers-perruquiers, et timoniers à Dieppe, dont j'ai déjà parlé il y a quelques années, avec une possible ascendance anglaise. Alfred Trevet semble avoir eu de grandes facilités scolaires, du moins on le retrouve déjà jeune cité dans les articles de la presse normande parmi les vainqueurs de divers prix, en grammaire il me semble. La mère de Valentine, Alexandrine Le Breton, dont on tient une grande partie des photographies anciennes que renferme et protège le vieil album familial, venait d'une famille d'entrepreneurs touche-à-tout : serruriers, fabricants de coffres-forts, constructeurs de machines hydrauliques et imprimeurs ; sa mère était issue des Colboc, charpentiers devenus horlogers puis joailliers, que l'on retrouve en Normandie, à Paris essentiellement, à Lyon également. Les ancêtres plus lointains, artisans hétéroclites, notamment papetiers, se répartissent entre Rouen et ses environs, et les ports du littoral, face à l'Angleterre.  Ces familles plutôt urbaines s'appauvrirent considérablement à la toute fin du XVIIIe siècle, mais bénéficièrent de la position stratégique de la Normandie et de l'essor industriel. Alfred Trevet et Alexandrine Le Breton connurent une prospérité rapide, peut-être trop. Ils quittèrent la Normandie au milieu des années 1880, et s'installèrent à Bellevue aux confins des Pays de la Loire, entre Maine, Anjou et Touraine, dans cette belle région à laquelle, même en la connaissant peu, je me suis toujours senti lié par mon nom. Cette région qui est désormais également chère à l'une de mes cousines, une région dont nous nous sentons en partie issus. Valentine et son frère Lucien n'avaient qu'un an d'écart, ils restèrent toujours proches. Leur enfance semble avoir été assez paisible et choyée comme en témoignent les précieux clichés de Valentine jeune. Nous avons toutefois moins de photographies des Trevet après leur départ de Normandie, ce que j'ai finalement pu expliquer : Henri Fatras, le photographe normand, était un ami de longue date d'Alfred Trevet.

Arsène et Valentine lors de leur mariage en 1897
Alors que les Trevet vivaient une vie plutôt calme dans leur champêtre maison de Bellevue, Arsène, âgé de vingt-trois ans en 1894, quittait sa Touraine natale et partait à l'aventure pour rejoindre les pompiers de Paris. Pour Arsène, être pompier était une passion, une vocation même, plus que la viticulture. Ce choix était le sien. D'abord clairon, il se fit remarquer par son courage lors d'un sauvetage  auquel il participa dans le Paris du XIXe siècle, qu'il raconta lui-même près de soixante-dix ans plus tard. Découvrons ensemble ce souvenir si émouvant et si réaliste, et laissons à parole à notre ancêtr
e : « Il était environ seize heures, lorsqu'un violent incendie s'était déclaré dans une fabrique de fleurs artificielles. Le feu faisait rage partout et les gens criaient : "Il y a des enfants au troisième étage !" J'escaladai le plus vite possible une échelle accrochée au mur. Ce n'était pas facile ! La fumée m'aveuglait et m'asphyxiait. De plus, la chaleur était intense. Cependant, j'arrivais quand même à la fenêtre du troisième. Je cassais un carreau et me glissais prestement à l'intérieur... On n'y voyait plus rien. Des cris étouffés me parvenaient. J'attrapais un drap et, tant bien que mal j'y enveloppais les deux gosses terrorisés. La descente fut encore plus pénible. Parvenus au deuxième étage, le drap se dénoua. Je réussis à saisir les deux parties du tissu qui, inexorablement, glissaient et condamnaient les gosses à une mort certaine. Finalement, après d'innombrables difficultés, je parvenais sur la terre ferme, épuisé, mais rempli d'une joie immense. Il était temps !" Ce sauvetage qui a eu lieu il y a plus de cent-vingt ans nous permet de vivre quelques instants de la vie d'Arsène, de connaître ses impressions. Pour ma cousine Camille, arrière-arrière-petite-fille d'Arsène et de Valentine, ces souvenirs sont très émouvants. Elle partage, et a sûrement hérité d'Arsène, la vocation d'être pompier. Arsène serait très fier de savoir que ce métier qui le passionnait se retrouve désormais parmi ses descendants. C'est comme s'il y avait un lien, une transmission inconsciente, ancestrale dirions-nous. Ma cousine Aurore l'a très bien défini : des impressions, des angoisses, mais aussi certains aspects de la personnalité et du vécu de nos ancêtres se transmettent. C'est, je pense, ce que l'on pourrait appeler la mémoire inconsciente, et la généalogie, en éclairant la vie de nos ancêtres, montre aussi les similitudes insoupçonnées que nous avons avec eux, ou plutôt ce qu'il y a d'eux en nous.
 
Jeanne Suzanne Jamin (1844-1931), mère d'Arsène
Carnet de poésie de Valentine, commencé le 10 juin 1894
C'est à contrecœur que le jeune Arsène revint en Touraine. En 1897, ses parents le pressent de se marier avec Valentine. Elle a tout juste dix-neuf ans et lui vingt-six, mais cette union est une aubaine pour la famille Lehoux. Derrière cette décision, Jeanne Suzanne Jamin, la mère d'Arsène. Ainée d'une vieille famille de Neuillé-Pont-Pierre, elle fut toujours proche de son fils et lui fit donation d'un certain nombre de terres dès qu'il eut seize ans. Arsène était destiné par ses parents à devenir viticulteur, tonnelier et marchand de vin. Ces professions sont celles des Lehoux à chaque génération, à une ou peut-être deux exceptions près. Les plus anciens Lehoux, ou Le Houlz tel que s'écrivait alors mon nom, étaient viticulteurs ou exerçaient des métiers liés à la viticulture. Le plus ancien de mes ancêtres paternels actuellement connu était peut-être un marchand de vin à Château-du-Loir ou dans les charmants villages environnants. Reprenant la tradition viticole familiale, Arsène devint à son tour viticulteur, greffeur-tonnelier-viticulteur,  propriétaire d'un domaine viticole, producteur de Jasnières et marchand de vin à La-Chartre-sur-le-Loir et au Mans pour reprendre les termes exacts que nous retrouvons dans les archives. Si ce n'était pas sa première passion, la viticulture, dont il était diplômé, lui offrit aussi une belle carrière sur laquelle je ne reviendrai pas aujourd'hui. Les photographies du mariage impressionnent et je me souviens encore du jour où j'ai pu les découvrir, quand Martine, cousine de mon père et arrière-petite-fille d'Arsène, me les envoya. Ces quatre photos prises de manière instantanée ont d'exceptionnel les moments qu'elles immortalisent comme les scènes d'un film. C'est aussi cette impression qu'évoquent Martine, Aurore, Claudine et plusieurs autres cousins et cousines à la vue de ce patrimoine photographique qui nous émerveille tous et que nous nous efforçons de préserver et de partager. Pour autant, les photographies du mariage ne sont pas celles qui m'émeuvent le plus, car elles ne reflètent pas ce qu'il y a d'authentique chez chacun de nos ancêtres. Elles célèbrent un moment particulier, impressionnent et ont sûrement été pensées pour, mais d'autres photographies et documents nous en apprennent davantage sur la personnalité de nos ancêtres. C'est notamment le cas du fragile carnet de poésie de Valentine, dont elle a débuté l'écriture le 10 juin 1894, un peu avant ses dix-sept ans, sûrement entre le printemps et l'été, près de la rivière qui borde les jardins de Bellevue. C'est dans ce carnet, qu
i revêt à mes yeux une très grande importance émotionnelle, que je me retrouve, plus que dans toutes les photographies que nous avons, à l'exception peut-être de celle de la famille Trevet dans les jardins de Bellevue  qui m'est aussi étrangement familière. Et si ce carnet m'est aussi cher, c'est sûrement car j'en ai moi-même un, que j'ai commencé à écrire des poèmes au même âge que mon arrière-arrière-grand-mère, et que notre style de graphie se ressemble. Je forme certaines lettres comme Valentine, au détail près, et le faisait déjà bien avant de connaître l'existence de son carnet. La notion de mémoire ancestrale inconsciente prend ici tout son sens et accompagne ces recherches généalogiques.
 
Angèle Lehoux (1869-1904), soeur d'Arsène
Valentine, photographiée entre 1892 et 1896
Même si le mariage a été arrangé, il semble que Valentine et Arsène éprouvèrent l'un pour l'autre une certaine douceur. La famille fit face à plusieurs décès dès le début du XXe siècle. Un an après s'être mariée, Valentine, qui n'a que vingt ans, perd sa mère Alexandrine Le Breton. En octobre 1904, Arsène perd sa soeur Angèle, emportée soudainement à l'âge de trente-cinq ans par le croup, une maladie respiratoire, et dont il ne nous reste qu'un portrait. Angèle Lehoux demeure bien mystérieuse, l'histoire familiale ne la mentionne pour ainsi dire pas. Cette perte fut terrible pour Arsène. Les filles des familles Lehoux et Trevet nées après 1904 eurent d'ailleurs comme second prénom Angèle. Peu de temps après, en 1906, Alfred Trevet, le père de Valentine, meurt à l'âge de cinquante-quatre ans, suivi en 1907 par le père d'Arsène, Paterne Lehoux. En moins d'une décennie, la famille Lehoux perd la moitié de ses membres. Arsène et Valentine vivent à La-Chartre-sur-le-Loir et confient leurs trois enfants, Madeleine, Robert et Suzanne, à la mère d'Arsène, restée dans l'Indre-et-Loire. Ils étaient, comme l'explique Liliane, l'une de leurs petites-filles et cousine de mon grand-père, des parents aimants. Leurs trois enfants furent choyés, matériellement du moins, ne manquaient d'aucun jouet et n'avaient pas à travailler. Cette éducation semble s'être répétée au moins chez Robert Lehoux puis chez mon grand-père. Madeleine, Robert puis Suzanne qui était un peu plus jeune se rendaient aux marchés tourangeaux avec leur grand-mère qui leur achetait des pâtés et des fromages. Jeanne Suzanne Jamin, la mère d'Arsène, joua un rôle important au sein de la famille. Elle fut pour Valentine comme une mère de substitution, d'autant plus lorsque la terrible première guerre mondiale éclata. Triste coup du sort pour Arsène : ancien pompier de Paris, il fut envoyé, à l'âge de quarante-trois ans, dans une compagnie de lance-flammes, il connut l'enfer de Verdun et sûrement l'enfer tout court. J'ignore quelle furent ses conditions de vie, ou plutôt bien de survie, au front, car les lettres qu'il écrivait à Valentine n'ont pas été gardées et qu'il n'a semble-t-il que peu exprimé ses souvenirs, ou plutôt ses traumatismes, de guerre. Je n'ose imaginer l'horreur des scènes auxquelles il assista. Valentine se retrouva du jour au lendemain seule à la tête d'un domaine viticole, d'un commerce de vins et d'une probable partie de l'héritage de ses parents. Son éducation ne l'avait en aucun cas préparée à affronter de tels enjeux...

Carte au nom d'Arsène Lehoux, Jasnières, La Chartre-sur-le-Loir
La famille Lehoux telle qu'elle était au début du XXe siècle
La personnalité de Valentine se situe au croisement de deux siècles, de deux époques. C'est une femme cultivée, intelligente et sensible, qui étant jeune écrivait des poèmes sur les fleurs et le printemps, mais elle n'a jamais connu une réelle liberté. D'abord sous la tutelle de son père, elle fut mariée à l'âge de dix-neuf ans. Si Arsène semble avoir été un père et un mari plutôt aimant, les lettres montrent qu'il prenait seul les décisions et n'obéissait qu'à une seule femme, sa mère. Lorsque celle-ci tomba gravement malade en 1917, si l'on en croit les réponses de Valentine, il fut pris d'une grande inquiétude. Fort heureusement, elle s'en remit, probablement dotée de la même santé de fer que son fils. Une autre caractéristique de la réaction de Valentine lors de la guerre est son indécision constante dans la gestion des finances. Elle attendait systématiquement la réponse d'Arsène, ne fût-ce que pour vendre des bouteilles de vin. Et si elle fustigeait par écrit la "mauvaise volonté" des ouvriers, elle n'osa jamais faire plus que quelques réclamations. Ces correspondances particulièrement intéressantes, dont j'ai pu avoir connaissance grâce à ma cousine Claudine qui les conserve précieusement, montre que Valentine peut-être encore plus qu'Arsène était une personne née et éduquée au XIXe siècle. Même si elle vécut bien plus longtemps au XXe, et que dans sa jeunesse elle espéra peut-être une plus grande latitude, Valentine agissait comme l'auraient sûrement fait sa mère ou sa grand-mère. Le même phénomène eut sans doute lieu pour la mère d'Arsène, née dans les années 1840, élevée par des gens ayant vécu au début du XIXe siècle et même au XVIIIe. Ces familles n'étaient pas préparées pour faire face aux enjeux du XXe siècle, et pourquoi l'auraient-elles été ? Le XIXe siècle leur avait assuré la prospérité, surtout dans ses dernières décennies. Il se raconte que pendant la guerre, Arsène aurait été spolié par un homme qui n'était pas parti au combat, par un rapace lâche qui s'accapara le mérite et la fortune d'un infortuné combattant. Arsène revint avec la gloire des héros de guerre, mais complètement ruiné. Nous avons beaucoup de mal à estimer ce que la famille Lehoux a perdu suite à la guerre, mais la somme est considérable. A la fin de la guerre, Valentine est obligée de travailler comme secrétaire, alors que depuis plusieurs décennies les femmes de la famille vivaient de leurs biens et de leurs rentes. La mère d'Arsène aurait perdu l'ensemble des biens qu'elle tenait de sa propre mère et de ses grands-parents, dont certains appartenaient à sa famille depuis plus d'un siècle. Toutefois, Valentine et Jeanne Suzanne Jamin, la mère d'Arsène, auront essayé de préserver coûte que coûte le confort matériel des enfants. Et c'est là un trait caractéristique de la famille Lehoux. On peut cependant se demander si tout ce confort matériel a réellement protégé les trois enfants Lehoux des périls de la guerre, du vide et de l'incertitude laissés par l'absence de leur père. Arsène Lehoux disait lui-même que s'il n'y avait pas eu la guerre, il aurait été riche. L'après-guerre ne leur épargna aucun tracas. Après avoir en vain tenté de se refaire une santé financière au Mans, les six membres de la famille Lehoux quittent les confins de la Touraine et de l'Anjou pour la région soissonnaise où leurs trois enfants se marieront. 
 
La famille Lehoux à la fin de la guerre, en 1919, Le Mans
C'est véritablement une page de l'histoire de la famille Lehoux qui se tourne. Arsène et Valentine ne reviendront en Touraine que dans les années 1930, à Limeray très exactement. Ils connurent une nouvelle guerre et célébrèrent leurs noces d'or en 1947. Valentine partit peu de temps après, au printemps 1949, à l'âge de soixante-et-onze ans, épuisée par un siècle si dur et si différent de l'époque où elle écrivait des poèmes dans la quiétude des jardins de Bellevue. Arsène partit vivre chez ses deux filles à Châlons-sur-Marne, passant six mois chez Madeleine et six mois chez Suzanne. Il semble avoir été en froid avec son fils Robert, mon arrière-grand-père, pour des raisons que nous commençons à peine à deviner et qui sont liées au divorce de mes arrière-grands-parents. Mon grand-père fut élevé par sa mère et fréquentait peu la famille Lehoux, alors qu'il était le seul des petits-enfants d'Arsène en avoir le nom. Cet éloignement s'explique par la rancoeur, si ce n'est la haine, que mon arrière-grand-mère gardait contre Robert Lehoux, suite aux aventures et aux liaisons supposées que ce dernier aurait pu entretenir, et qui le conduirent à être écarté de l'histoire familiale. Elle découpa même certaines photographies pour ne pas qu'il y figure, et ne garda que les documents concernant Arsène, effaçant par la même occasion Valentine. Mon père et mon grand-père, bien que portant le nom Lehoux, reçurent l'éducation de mon arrière-grand-mère et connurent en fait peu la famille Lehoux. L'histoire aurait pu de notre côté s'arrêter là, nous aurions pu complètement oublier  Arsène s'il n'avait pas eu son exceptionnelle longévité. Une longévité qui lui permit de retrouver l'aura qu'il avait perdu suite à la guerre. Arsène, désormais arrière-grand-père, était le doyen multimédaillé de Châlons-sur-Marne, jadis lieutenant des pompiers, autrefois viticulteur, il avait survécu à la guerre et aux époques successives. C'était un personnage connu et respecté à Châlons-sur-Marne, et le temps ne lui avait pas volé son apparente joie de vivre : il chantait, débordait d'énergie et faisait de la bicyclette à quatre-vingt-dix ans passés. Il fallut, comme nous l'a raconté pas plus tard qu'hier sa petite-fille Liliane, que son gendre coupe la bicyclette en deux après un accident qui lui avait valu d'être hospitalisé - et il était tellement entêté qu'il essaya de partir de l'hôpital en pleine nuit en reprenant sa bicyclette ; on sait de qui mon père tient en partie son caractère ! Le centenaire fut le dernier grand événement de la très longue vie d'Arsène, un événement qui réunit de très nombreuses personnes, le préfet ou le député-maire m'a-t-on raconté, et cette effervescence fut peut-être pour Arsène une once de réconfort après tant de peines. Ses nombreux arrière-petits-enfants, dont mon père, Sabine, Marilyne, Dominique, Jean-Michel, Marie, Lydia, Bruno, Emmanuel, Frédéric et tant d'autres furent tous exemptés d'école ou de garderie pour assister au centenaire comme s'en souvient avec joie et précision Laurence, cousine de mon père et arrière-petite-fille d'Arsène. Mon père, mon grand-père et même mon arrière-grand-mère qui avait pourtant toujours refusé d'être appelée Mme Lehoux du temps où elle était mariée avec Robert, étaient présents. Pour la dernière fois, la famille Lehoux était au complet, si l'on excepte Robert décédé quelques mois plus tôt et tombé dans l'oubli le plus total, et ma grand-mère Yvette, hélas décédée quelques mois plus tôt elle aussi. Arsène chanta quelques chants après le gargantuesque repas - dont le menu est particulièrement alléchant - et nous avons eu l'immense joie de découvrir ou de redécouvrir sa voix il y a quelques semaines. Mes abonnés Twitter ont pu d'ailleurs écouter ces enregistrements que Gérard, l'un des petits-fils d'Arsène, a eu l'intelligence de conserver. Quelle surprise pour ma cousine Laurine et moi qui aimons chanter de découvrir un autre point commun avec notre ancêtre. Après une vie si longue, et si loin de sa Touraine natale, Arsène échappa au pire le jour de son centenaire, et le trente-six-mille-six-cent-vingt-cinquième jour de sa vie, lorsque ses arrière-petits-enfants firent tomber sur lui le paravent où étaient exposées ses nombreuses médailles. Arsène avait survécu à la guerre, à la ruine et au XXe siècle, il survivrait bien à ses arrière-petits-enfants !

Décès d'Arsène Lehoux dans le journal - 1971
Arsène Lehoux le mardi 23 mars 1971 à l'âge 100 ans
L'image heureuse laissée par Arsène lors de son centenaire, en dépit de tout ce que la vie avait pu lui réserver, est le souvenir fédérateur commun à toutes les parties de la famille, tant pour ceux qui ont vécu le centenaire et s'en rappellent que pour ceux qui soit étaient trop jeunes pour en avoir un souvenir net, soit sont nés après. C'est ce souvenir commun qui a permis, ces dernières années, une série de retrouvailles virtuelles pour certaines, réelles pour d'autres. Il y a bientôt dix ans, c'est la photo du centenaire que j'ai publiée sur geneanet qui permit à nos cousines Claudine et Martine, descendantes de Madeleine Lehoux, de nous retrouver mon père et moi. Plus récemment, c'est ma cousine Julie, descendante de Suzanne Lehoux, qui m'a contacté sur les réseaux sociaux. L'idée de créer un groupe virtuel pour les descendants d'Arsène et de Valentine m'est venue suite, d'une part, à la facilité de partage des photographies que cela permettrait, et d'autre part en raison de l'importance pour nous de fêter les cent-cinquante ans de la naissance d'Arsène et les cinquante de son centenaire en dépit du contexte actuel. Ce groupe est une véritable réussite et compte désormais une cinquantaine de personnes de toutes les générations. Je me félicite de cette initiative sans laquelle je n'aurais pu entendre la voix d'Arsène. La descendance d'Arsène et de Valentine compte trois enfants, douze petits-enfants dont certains sont en vie, trente-huit arrière-petits-enfants, soixante-dix-sept arrière-arrière-petits-enfants - ma génération - et quarante-deux arrière-arrière-arrière-petits-enfants, ce qui donne cent-soixante-douze descendants. Tous semblent avoir eu écho de l'histoire d'Arsène, de son existence, et ressentent cette fierté de le compter parmi ses ancêtres, pour mon père et moi d'autant plus puisque c'est de lui que nous tenons notre nom. Si je me réjouis du souvenir laissé par le centenaire, j'ai la conviction que c'est le moment pour que cette famille retrouve son passé, s'intéresse à Arsène non pas seulement le jour de son centenaire mais sur toute sa vie, et se souvienne enfin de Valentine Trevet, notre ancêtre elle aussi, complètement et très injustement oubliée par l'histoire familiale. Oubliée au point où mon père et moi n'avions même pas connaissance de son existence. Nous aurions pu attribuer cela à la colère de mon arrière-grand-mère contre Robert Lehoux, mais en parlant avec plusieurs de mes cousines je me suis aperçu que Valentine était inconnue de tous ou presque, un comble quand on sait que la plupart des photographies très anciennes que nous avons viennent de sa famille. Elle était encore, il y a dix ans, la seule de mes arrière-arrière-grands-parents dont je ne connaissais ni le nom ni l'existence. La seule dont aucun écho si faible fût-il ne m'était parvenu. Nous sommes plusieurs, dans ma génération, à vouloir la remettre à l'honneur, et pour ma part à vouloir sortir de l'oubli tous les autres membres des familles Lehoux et Trevet qu'Arsène, lui, n'avait jamais oubliés, même s'ils n'ont pas eu sa longévité. J'aurais pu écrire un article sur les très belles carrières d'Arsène Lehoux, sur ses distinctions, ses médailles, mais j'ai - et je pense avoir bien fait - tenté de remettre ce qu'il nous reste d'Arsène et de Valentine en tant que personnes à l'honneur. Ma génération remet en question l'histoire familiale en accordant à notre arrière-arrière-grand-mère autant de considération qu'à notre arrière-arrière-grand-père, et je trouve cela très bien. Il y a tant d'informations sur cette famille que je n'ai bien-sûr pas pu aborder tous les thèmes en un seul article. C'est maintenant mon arrière-grand-père Robert Lehoux, qui finit seul et éloigné de sa famille, qui m'intrigue. Avec tous les ancêtres qui forment notre arbre généalogique, et qui se répartissent dans tout l'ouest de la France, à Tours, à Dieppe, à Rouen et dans d'innombrables villages, un livre serait nécessaire, et l'idée commence à faire son chemin chez certains. Pour l'heure nous comptons poursuivre le groupe virtuel et, quand la situation le permettra, organiser des rencontres réelles car nous ne nous connaissons pas tous. Je réfléchis pour ma part à un projet sur les lieux de vie de nos ancêtres, que j'ai pu visiter pour certains. Le centenaire était jusqu'à présent le dernier événement commun aux trois parties de la famille Lehoux, et cinquante ans plus tard j'ai l'impression que les branches de l'arbre se rapprochent. Pour reprendre ces quelques mots du discours prononcé par Arsène lors de son centenaire : comme jadis la France est belle, marchons vers la gloire, buvez enfants le vin de mes 100 ans. Et prenons exemple sur Arsène, qui doit aussi sa longévité au fait de n'avoir jamais bu d'alcool ni fumé. Un exemple à suivre. Et tant que j'y pense, j'entends souvent dire que s'il n'y avait pas eu la guerre, la famille aurait roulé sur l'or. Certes, Arsène et Valentine auraient pu continuer sur leur lancée, Arsène avait déjà une renommée dans le monde de la viticulture à l'échelle nationale, d'autant que le Jasnières correspond à un territoire très spécifique, et il serait peut-être devenu un grand nom de la viticulture. Mais il n'aurait sans doute pas quitté La Chartre-sur-le-Loir, ses enfants ne se seraient pas mariés avec les mêmes personnes et aucun de nous n'existerait à l'heure actuelle pour se souvenir d'eux. Puisque je suis d'humeur poétique en ce moment, je pense qu'il est temps que la famille Lehoux et ses descendants voient que derrière la gloire du centenaire il y a eu l'errance et la ruine de la guerre, et que nous réalisions ainsi l'ampleur des événements vécus par Arsène et Valentine. Plus encore, il me semble extrêmement important de ne plus réduire l'histoire de la famille Lehoux à la journée du 23 mars 1971, mais aussi de nous intéresser à chacun de ces ancêtres proches et plus lointains dont les photographies nous sont parvenues. De s'intéresser à l'époque où Arsène sauvait des vies à Paris pendant que Valentine écrivait des poèmes dans les jardins de Bellevue. De s'intéresser à ceux qui vécurent avant eux. Arsène et Valentine ont préservé le souvenir de leurs ancêtres, ont toujours gardé toutes ces photos que même la guerre n'a pas pu leur voler. Le plus précieux héritage que nous avons est cette connaissance de nos ancêtres et toutes ces photographies merveilleuses. Nous devons absolument les préserver, ne serait-ce que par respect pour nos ancêtres. Je remercie l'ensemble de mes cousines et cousins qui ont rendu possible toutes ces découvertes, toutes les personnes qui prennent part au groupe, et j'espère que ces recherches nous réserveront encore de belles surprises. Une cousinade est d'ores et déjà prévue pour le 23 mars 2071 ! Wilfried Lehoux
 
Ancêtres de la famille Lehoux - L'utilisation des photos est strictement réservée aux membres de la famille
 
Arsène Lehoux lors de son mariage en 1897, il était alors viticulteur, et vers 1894, lorsqu'il était pompier

Valentine Trevet, Alfred Trevet, Alexandrine Le Breton et Lucien Trevet en 1894 dans les jardins de Bellevue

dimanche 21 février 2021

Des Correjon aux Correíon, sur les traces des anciennes familles chalabroises et méridionales, I

Chaque feuille d'un arbre généalogique pourrait être un nom, et tant de noms se croisent et se succèdent lorsque nous reconstituons notre ascendance que celle-ci s'apparente à un millefeuille de noms, et pour les méridionaux comme moi d'étonnants surnoms - de Pouticaire à Margaride en passant par Alem, Capitán, Moret et Janicou. Il est pourtant de ces noms qui nous intriguent plus que d'autres, dont l'origine, la rareté et la prononciation nous donnent quelque peu l'impression d'être des explorateurs qui découvrent des antiquités perdues, qui sondent les méandres des archives à la recherche de ces syllabes, lointaines et parfois mystérieuses, qui rendent particuliers nos ancêtres. Je vous ai parlé l'an passé des drapiers Bastide qui figurent parmi les ancêtres de la famille de mon grand-père maternel, mais le sujet étant vaste, je n'ai que vaguement mentionné certains ancêtres sur lesquels ma curiosité et mon attention se portent depuis maintenant plusieurs mois. Ces ancêtres sont connus sous le curieux nom Correion, éteint il y a bien longtemps et dont les travaux historiques locaux ne font à ma connaissance aucunement mention.  Or, les Correion, en m'ouvrant les portes d'un Chalabre lointain et méconnu, m'ont fait découvrir des pages oubliées de l'histoire du Kercorb, cette région située à la lisière de l'Aude, à la fois méditerranéenne et pyrénéenne, et à de nombreux égards plus proche de l'Espagne que de la France. Si mes recherches sont loin d'être terminées, je souhaite tout de même vous en partager les premières découvertes, les éléments tantôt pittoresques tantôt paradoxaux qu'elles ont éclairés, ainsi que les questionnements qu'elles ont pu soulever. Car l'histoire du Kercorb et celle de la très vague région occitane qui l'englobe se construisent sur d'innombrables certitudes dont l'exactitude est parfois très incertaine, il me semble judicieux de bousculer l'histoire locale officielle en m'intéressant à l'exemple concret de l'énigmatique famille Correion, pour montrer par la même occasion que la généalogie apporte un regard indispensable et différent sur l'Histoire. C'est donc avec une certaine ouverture intellectuelle que nous entrouvrirons les portes du passé chalabrois.

Fenêtre de la fin du XVe siècle - Chalabre

Approcher l'histoire chalabroise reviendrait d'une certaine manière à se retrouver face à une fenêtre murée : l'ancienneté des murs et des pierres ne fait aucun doute, mais le passé, dont on ressent pourtant l'omniprésence, semble prisonnier. Les siècles d'une riche histoire ont semble-t-il disparu mais des traces éparses sont encore discernables, et pour s'en faire une idée il faut casser les pierres qui forment autant d'obstacles à notre connaissance de l'histoire. Le principal obstacle, à Chalabre, est l'absence de registres paroissiaux antérieurs à l'an 1647, absence à laquelle s'ajoutent les lacunes des registres du XVIIe siècle et, comme c'est hélas souvent le cas, le cruel manque de précision des actes lorsqu'ils existent et ont survécu aux affres du temps. Il serait donc illusoire d'espérer retrouver mes ancêtres chalabrois à partir des simples registres paroissiaux. La stratégie notariale est à privilégier d'autant que la tradition écrite dans le Sud est extrêmement importante. Encore faut-il que ces innombrables liasses soient numérisées. L'an dernier, nous étions allés de Chalabre à Lavelanet pour suivre mon ancêtre Marie-Anne Bastide (1748-1810) et nous intéresser à une anecdote finalement véridique sur une partie de sa famille. Nous avions alors délaissé son ascendance maternelle, qui sera cette fois notre point de départ. Marie-Anne Bastide avait pour grand-mère maternelle Marie Martín (et j'insiste sur l'accent sur le i, que tout le monde semble oublier), décédée veuve d'un marchand d'habits, Jean Foüet, en mars 1731, sans qu'il y ait davantage de précisions. Parti à la recherche de son acte de mariage dans les registres lavelanétiens, j'ai eu la désagréable surprise de constater qu'en dépit de ce qui était indiqué, ces derniers étaient inexistants entre 1695 et 1700, et puisque je ne trouvais aucune trace du mariage, j'en ai conclu qu'il devait sûrement avoir eu lieu lors des années manquantes, ce que confirme un répertoire. Comble de malchance, les liasses notariales de la toute fin du XVIIe siècle ne sont pas forcément accessibles en ligne. Toute personne qui pratique la généalogie sait à quel point il peut être frustrant de connaître l'existence et la référence d'un acte mais de n'avoir pas accès aux précieuses informations qu'il contient. Un peu comme si nous apercevions le passé sans réellement l'approcher. Je ne dois mon salut qu'à un relevé exhaustif, visiblement assez ancien mais très précis, des liasses notariales de Lavelanet, reprenant les éléments essentiels du contrat de mariage de mes ancêtres passé en mai 1696, lors des années pour lesquelles les registres manquent effectivement. On lit, à propos de l'épouse, ce qui suit : "Marie de Martín fille de feu Philippe avocat et marchand de Lavelanet, et de feue Françoise de "Couregon" assistée de Lazare Martín son frère". A mon grand étonnement, le nom "Couregon", que je ne connais alors que sous cette forme, est écrit entre guillemets, comme si l'auteur du relevé qui semble pourtant avoir une bonne connaissance des noms locaux avait eu quelques doutes sur l'orthographe. J'ignorais à ce moment que ce nom n'avait pas fini de m'intriguer.

Centre-ville historique de Chalabre, du moins ce qu'il en reste

Les registres lavelanétiens ne m'ont pas épargné quelques nouvelles lacunes, et m'ont seulement permis d'apprendre, dans un premier temps, que Philippe Martín et Françoise de "Couregon" eurent, outre mon ancêtre Marie, trois autres enfants, à savoir Marguerite, Marthe et Lazare Martín. Et une fois de plus, le scénario se reproduisait : leurs éventuels acte et contrat de mariage restaient introuvables dans les archives lavelanétiennes. Aucun relevé ne palliant cette fois les lacunes des registres, j'en ai déduit que le mariage avait eu lieu ailleurs. Des années de recherches dans cette région, sur les ancêtres de mon grand-mère maternel, me portent à croire que lorsqu'un mariage est difficile à trouver dans une commune du Kercorb et de ses environs, le plus simple consiste encore à retourner à Chalabre, qui comptait simultanément plusieurs notaires où se rendaient la plupart des familles. Après quelques recherches j'ai fini par retrouver le contrat de mariage en question, daté du 18 juin 1663, dont voici un extrait : "[...] constitués en leurs personnes Philippe Martín bourgeois de Lavelanet d'une part et damoiselle Françoise de Correion fille de feus Vincent de Correion vivant conseiller du Roi et magistrat au siège présidial de Limoux et damoiselle Marie de Pailhès [...]" Des lectures plus récentes m'ont appris quelques éléments intéressants sur Philippe Martín. Véritable Don Juan, il fut accusé dans sa jeunesse d'avoir séduit des veuves. Il promit à l'une d'elles, apparemment d'un certain âge, de lui faire un enfant, et cette dernière voyant que l'enfant ne venait pas, parvint à le faire condamner à lui payer une amende en dédommagement... Je ne peux m'empêcher de rire à l'évocation des aventures de mon ancêtre, qui reflètent quelque part les moeurs des méridionaux, leur excessive propension aux conflits et aux procès, souvent pour des motifs futiles, leur crédulité aussi - et n'y voyez aucune méchanceté, je suis moi-même méridional. Philippe Martín se fit à nouveau remarquer quelques années plus tard pour des faits cependant plus honorables : devenu consul de Lavelanet, il prit des mesures pour favoriser l'enseignement de la lecture, de l'écriture, de la grammaire et de l'arithmétique, et instaura des prix raisonnables afin que les deux premières disciplines soient accessibles aux enfants de Lavelanet. Il avait déjà trente-sept ans lorsqu'il épousa Françoise de Correion en 1663, et se fit connaître pour ses frasques et ses promesses galantes au moins jusqu'à la trentaine.

Signature de Lazare Corréíón - 1663 - Chalabre

Le nom de l'épouse est sûrement le détail le plus intéressant de ce contrat. Nous voici passés de "Couregon" à Correion. La seconde orthographe est à mes yeux beaucoup plus crédible car j'ai pu la vérifier moi-même, et le frère de mon ancêtre Françoise, Lazare de Correion, prêtre, la reprend dans sa signature. Pour être exact, il signe Corréíón et les accents sont visibles. Si "Couregon" ne correspond à aucune prononciation locale, Corréíón n'en demeure pas moins surprenante. La présence de l'accentuation et la prononciation "Corréíône" indiquent davantage une origine espagnole que française ou même occitane. Nous reprendrons toutefois ces considérations étymologiques par la suite. Après avoir lu le contrat de mariage passé par mes ancêtres en 1663, telle est la situation : Françoise de Correion est la fille de Vincent de Correion et de Marie de Pailhès, décédés tous les deux. Les registres chalabrois ne remontent que jusqu'en 1647 et sont aussi lacunaires qu'imprécis. Les archives notariales sont nombreuses, mais chaque liasse, pour une ou deux années, regroupe des centaines de pages et plusieurs notaires ont exercé en même temps, certains ayant une écriture plus lisible que d'autres. Il m'a alors paru intéressant de chercher d'autres archives et profitant d'un passage à Toulouse, j'ai consulté les fonds du Parlement, plus précisément la série B. Ces immenses registres, qu'il est à la fois délicat et émouvant de manipuler, m'ont permis de la mettre la main sur un document tout à fait singulier auquel je n'avais pas été confronté jusqu'à présent, à savoir une lettre de provision d'office concernant en partie seulement Vincent de Correion - l'intitulé exact étant lettre de provision de l'office de conseiller en la sénéchaussée et au siège présidial de Limoux - enregistrée en 1656. Mon ancêtre était bel et bien vivant en 1656, mais décédé en 1663 et à défaut de remplacer une date et un acte introuvables, le croisement des archives notariales et parlementaires permet de situer son décès dans un intervalle de sept ans. La lettre de provision d'office confirme également que les Correion étaient catholiques au milieu du XVIIe siècle, ce qui est un élément d'une certaine importance pour les questionnements que nous aborderons plus tard. Mais tentons pour l'heure de reconstituer la généalogie de cette famille.

Rue du centre-ville de Chalabre

Deux documents supplémentaires viennent apporter quelques précisions importantes. Le premier est le contrat de mariage entre Marguerite de Correion, soeur de mon ancêtre Françoise, et un marchand lyonnais, Alexandre Delaporte - ou Laporte. De telles unions, Lyon étant située, en remontant la côte languedocienne, à au moins cinq-cents kilomètres de Chalabre, mettent à mal l'image d'un Kercorb isolé. Nombre de provençaux, de lombards, d'espagnols, de gascons et de lyonnais, drapiers, tisserands ou cordonniers, sont passés par Chalabre au XVIIe siècle comme je l'ai déjà souligné par le passé. Mon intérêt s'est porté sur cet acte car sa rédaction a eu lieu lors de l'été 1647, à savoir la même année que le plus ancien registre paroissial chalabrois arrivé jusqu'à nous. J'espérais que Marie de Pailhès soit encore vivante en 1647 pour éventuellement retrouver sa trace dans les registres paroissiaux et me faire une idée plus précise de la généalogie de cette famille. Ce ne fut pas le cas, et l'acte précise : "[...] le sieur de Correjon a promis au sieur Delaporte que damoiselle Marguerite de Correjon sa fille et de feue damoiselle Marie de Pailhès le prendra pour loyal époux [...]" L'épouse apporte d'ailleurs une somme d'argent, des bagues, bijoux et joyaux qu'elle a spécifiquement hérités de sa mère. L'autre aspect intéressant de cet acte concerne une nouvelle fois l'ortographe du nom Correion. Quatre membres de la famille signent, et les quatre signatures sont différentes : Correíon/Correione/Correión/Correjon. Le notaire écrit lui aussi simplement Correjon, qui est l'orthographe la plus fréquemment retrouvée à partir du milieu du XVIIe siècle. Or, Correjon prononcée à la manière espagnole donne Correíon ou, suivant l'accentuation que l'on prend, l'une des prononciations évoquées par les différentes signatures des membres de cette famille. L'hypothèse du "corregeou" occitan et celle du "couregon", un peu trop faciles et très erronées à mon goût, semblent tomber à l'eau. Je veux bien admettre qu'il y ait des similitudes sur la troisième syllabe entre "Corregeou" et "Corregeon", mais certainement pas entre Correíon et "Couregon". D'aucuns pourraient rétorquer que les signatures ne sont pas des preuves fiables, car écrites de la main de mes ancêtres à une époque où l'instruction n'était pas généralisée. Je leur répondrais d'une part que les membres de la famille Correion étaient pour certains magistrats, ce qui nécessitait tout de même une certaine instruction, qu'ils ont eux-mêmes œuvré à l'enseignement de l'écriture, de la lecture et de la grammaire comme je l'ai précédemment souligné, et d'autre part que même en imaginant qu'ils n'aient pas eu une instruction correcte, leurs signatures ne connaissent que des variations d'accentuation mais s'accordent toutes sur une même prononciation, complètement différente de celle donnée par les interprétations contemporaines. Et je crois savoir que ces gens connaissaient tout de même mieux que nous, et mieux que les occitanistes d'aujourd'hui, la prononciation de leur nom. Ce qui pourrait passer pour du pinaillage étymologique, pour une futile polémique, révèle les dérives prises par le concept "occitaniste" dans le Sud : tout doit être ou occitan, ou "occitanisé", sans que l'on puisse réellement chercher une explication. Tout est occitan avant même d'être étudié, et tout ne peut être qu'occitan. Mon grand-père, à qui personne ne pourra reprocher de ne pas avoir été de cette région, n'épargnait pas les conceptions occitanes, les qualifiant de "conneries" ; pour ma part je pense que ce concept, né au XXe siècle, repose aussi sur une volonté politique consistant à englober toute la diversité du Sud dans un ensemble uniforme, très vague, caricatural presque, et donc facilement manipulable pour tout politicien, quel qu'il soit. Or, l'Histoire ne doit jamais être politisée, et je ne crois pas que le fabuleux prétexte occitan puisse expliquer chaque réalité, chaque détail et chaque mystère des régions méridionales. Je trouve même cela fort dommage car l'occitanisme systématique annihile une large partie du passé et, en le privant de sa diversité, lui retire tout son charme. Or, nous le verrons dans la ou les suites de cet article, l'orthographe du nom Correion s'avérera importante pour mieux tenter d'approcher l'énigmatique passé de cette ancienne famille chalabroise aujourd'hui méconnue.

 

Ensemble de signatures des familles Correion et Martín au XVIIe siècle - Chalabre
 

Le second document ayant retenu mon attention est le testament de Marguerite de Correion rédigé en 1665, et qui montre tout simplement que le marchand lyonnais qu'elle a épousé n'est pas retourné dans sa ville natale et s'est installé à Chalabre. Cette première approche des Correion nous laisse l'image d'une famille de magistrats locaux, catholiques et au nom pour le moins mystérieux, tels que je les connaissais l'an dernier. Nous découvrirons par la suite, en remontant un siècle plus tôt, une famille tout à fait différente, soulevant de nombreux questionnements et autant d'hypothèses sur les origines des anciennes familles chalabroises dont mon grand-père maternel, comme il l'a toujours et si justement revendiqué, descendait. La généalogie ouvre une nouvelle fenêtre sur le passé chalabrois, et cette fenêtre s'entrouve un peu plus à mesure que les archives livrent leurs secrets. Les documents mentionnés dans cet article proviennent en totalité des archives notariales chalabroises et lavelanétiennes dont l'essentiel est consultable sur diverses plateformes en ligne. La lettre de provision d'office enregistrée au Parlement ne m'a pas spécifiquement apporté d'informations sur mes ancêtres, mais si par curiosité vous souhaitez la consulter vous pouvez m'en faire part. J'ai d'ailleurs pensé intéressant de la mettre en ligne sur geneanet. J'ai choisi de répartir en plusieurs suites cet article car il aurait été trop long de tout expliquer en une seule fois. Les informations publiées sont celles que j'avais l'an passé, et j'ai récemment partagé sur twitter de nouveaux éléments. J'espère avoir montré que l'histoire des régions méridionales n'est pas forcément occitane, qu'un occitanisme exacerbé ne peut être que toxique, et qu'il constitue un écran de fumée qui nous empêche de découvrir toute la diversité d'une région qui, rappelons-le, est frontalière de l'Espagne et bordée par la Méditerranée, ces deux dernières ayant fortement impacté son histoire et la généalogie de ses familles, en tout cas bien plus qu'un concept inventé récemment. Alors que l'Histoire globalise, la Généalogie s'intéresse aux particularités des lieux, de leurs habitants et des familles qu'ils formaient, et c'est sûrement l'un de ses atouts. Si comme moi vous êtes du Sud, abordez l'histoire de ces régions d'un point de vue méditerranéen et surtout pas occitaniste, car vous passeriez à côté de ce qui rend les régions méridionales historiquement riches et culturellement singulières. Cet article semblera peut-être surprenant pour les personnes extérieures à la région concernée, mais croyez-moi, parler de l'histoire chalabroise est la porte ouverte à d'innombrables polémiques. En tout cas, Correíon n'est pas "Couregon" !